Début 2020 se présentait bien.
Tous affairés, personne n’a observé le battement d’aile du papillon chinois, personne n’a prêté attention au survol du Cygne Noir, décrit par Nassim Taleb.
Et nous voici au 14 mars, confinés, rue désertes. Pendant deux longs mois, nous avons certes travaillé, un peu, en « distanciel » jusqu’à écœurement des Teams, Zoom et autres, sonnés par la brutalité des effets de la Covid, cet infiniment petit qui tue.
Impuissants, nous assistons à notre enfermement, auto-autorisation de sortie ponctuelle en poche.
L’Etat, l’Europe et la BCE ont permis aux entreprises de tenir. L’ingéniosité et la persévérance des acteurs a permis d’éviter le pire.
Mais l’immobilier de bureau a pris une claque historique, monumentale et durable. Selon McKinsey, c’est le secteur parmi les plus touchés du monde et pour longtemps.
Toutes les règles, toutes les certitudes sont tombées en un clin d’œil en 7 actes.
ACTE 1 : la chute
La prise à bail s’est écroulée de plus de 50% en un an. C’est historiquement bas sur 10 ans et pire qu’en 2002, année noire. À la différence de 2002 ou 2008, une reprise forte n’est pas prévisible.
Prenons la mesure :
- Chute de > 50% des prises à bail passant de 2 500 000 m2 en 2019 en IdF à 1 000 000 m2 en projection de fin d’année (sans l’opération TOTAL de 126.000 m2 initié avant 2020, le volume ne sera que d’environ 900 000m2 net en 2020, soit 66% de chute par rapport à l’année précédente)
- 12 opérations de plus de 5.000m2 contre 90 en 2019 si on ne compte que les opérations initiées en 2020
- Les surfaces disponibles sont passées de 12% (2019) à 20% (2020)
- Le taux de vacance de 6,5% est passé au-delà de l’équilibre
- Environ 350.000 m2 vont arriver sur le marché dans les 8 mois qui viennent
ACTE 2 : la restitution
La fermeture des bureaux pendant le confinement a permis aux financiers de constater les économies phénoménales sur les charges d’exploitation. Cumulé au succès inespéré du Télétravail à 100%, il n’en fallait pas plus pour retarder l’ouverture des sites ou passer à une réduction drastique de l’empreinte immobilière.
L’écosystème immobilier a fait un bond impossible à faire en temps normal.
Le besoin de regrouper tous les salariés dans un même endroit, tous les jours, est un modèle remis en cause :
- La sécurité sanitaire impose 50% de remplissage seulement
- La conception des immeubles, l’architecture, les aménagements, les choix techniques, le mobilier, la densité, le coût… sont également remis en question.
Depuis le déconfinement, les incertitudes économiques et la moindre occupation des bureaux (télétravail partiel et évolution des attentes des salariés) les entreprises restituent massivement des m2 dans des proposions jamais vues : 25 – 50% des surfaces :
- EY rendra 4 étages sur 20 dans First
- Deloitte regarde la même problématique dans ses tours
- Price Waterhouse a rendu un site
- Covivio rendra 2 étages sur 5
- Systra aurait l’intention de rendre 15.000 sur les 20.000 m2
- Un groupe industrie (confidentiel) va regrouper 3 sites sur un seul, abandonnant les 2 autres
- Suez abandonne 2 sites parisiens pour se regrouper dans CB21, déjà occupé et densifié
La liste est infinie.
Qu’observent les prestataires de l’immobilier ?
Les vendeurs de mobilier :
Ceux qui sont multi secteurs s’en sortent, les spécialistes de mobilier de bureaux en vendent encore aux … hôtels pour équiper les chambres. D’autres vendent du mobilier résidentiel et s’en sortent mieux que les spécialistes.
Les déménageurs :
Ils ne font que des déplacements intra-sites depuis les protocoles et depuis le downsizing des espaces de travail.
Les entreprises de travaux :
Aménagements internes essentiellement pour adapter l’espace aux nouvelles formes de travail.
Solutions digitales et iOT :
Forte croissance de l’offre avec des solutions intégrées de comptage de la présence, la qualité de l’air, le bruit, la luminosité, humidité, température…
ACTE 3 : Baisse des volumes
La chute des prises à bail, l’arrivée de nouveaux immeubles sur le marché, la très forte restitution d’espaces loués sur les 2 ans à venir impactera pour longtemps le marché.
ACTE 4 : Nouvelle organisation de l’espace
Le télétravail réussi a permis d’en dresser un contour acceptable pour tous. Il se situe à 2 jours par semaine selon les activités et la volonté de chaque entreprise.
Faut-il venir au bureau tous les jours pour allumer son ordinateur et faire un travail solitaire ? Le DRH d’une Mutuelle m’a confié que dans la direction de la Gestion il y avait des salariés à faibles revenus. Ils habitaient par conséquent loin des quartiers parisiens et passaient 2 à 3 heures de transport par jour. L’entreprise avait étudié la possibilité de déménager la Gestion à Reims pour améliorer la qualité de vie de tous. Depuis la mise en œuvre réussie du le télétravail, cette option est tombée, le TT ayant été plébiscité au-delà de toute espérance.
La diminution des surfaces requiert de repenser les formes d’occupation de l’espace. Si l’on admet que les salariés passent 2 jours en télétravail, ils iront 3 jours au bureau. L’organisation de l’espace devra changer.
Les entreprises ont testé des aménagements alternatifs, comme le flex-office. Mais il a 3 écueils :
- Les impératifs sanitaires rendent le Flex compliqué et il est rejeté par les salariés
- La réduction des surfaces par le Flex est moindre qu’espérée. Selon SAFRAN, le gain de 30% attendu est tombé à 10%. Les 20% restants sont consommés par des surfaces compensant la densité du Flex.
- Pour fonctionner, il faut digitaliser les espaces avec des capteurs permettant de « gérer » l’occupation ; l’offre augmente
Les besoins de surface au siège n’ont pas encore pu intégrer les effets durables des crises sanitaires et de l’évolution sociétale. Il y a une volonté de conjuguer le retour des salariés au bureau dans de bonnes conditions sanitaires, d’offrir plus de liberté dans l’organisation du temps, de développer un esprit d’entreprises et un attachement à l’équipe.
ACTE 5 : Moindre appétit pour les surfaces fixes
Les entreprises prendront moins de surfaces qu’hier, d’environ 50%. L’incertitude est la pire ennemie de la confiance (crises sanitaires, évolutions économiques, changements sociétaux, …). Les entreprises privilégieront mois d’engagements fermes mais compenseront par des surfaces complémentaires soit à proximité du siège, soit à proximité des zones résidentielles afin d’offrir un télétravail « en bas de chez vous ». La flexibilité et la facture unique en coworking ont leurs avantages. J’avais proposé en son temps des « Tickets Télétravail » sur le modèle des tickets restaurants. Valérie Pécresse évoquait cette idée très récemment.
ACTE 6 : Changements sociétaux
Le télétravail fait gagner du temps de transport et désengorge les villes.
Le mouvement pendulaire quotidien boulot/domicile nous fait perdre un temps précieux. Avec 2 jours de TT, je peux imaginer 4 jours dans un espace plus confortable contre 3 jours à Paris. Les habitués des maisons de famille disent déjà voir la différence sur le trafic routier. Les grands axes sont plus chargés en semaine. Paris pourrait perdre 200.000 habitants.
ACTE 7 : Réinventer le lien social en entreprise ?
Les réseaux sociaux absorbent une part grandissante de notre temps. Il suffit de regarder autour de nous dans le métro, au restaurant. Tout le monde a la tête baissée en soumission à l’écran. En même temps, le lien social est plébiscité.
C’est ainsi que l’on voit se développer une nouvelle fonction RH dans l’organisation, le Chief Remote Officer (CRO). Son rôle sera de :
- Définir les règles de jeu du TT
- Inventer des moments d’échanges « non business » entre les salariés (40’/jour)
- Compenser le virtuel par une ou deux sorties annuelles pour que tout le monde se retrouve sans parler boulot dans un lieu exceptionnel pour fédérer les équipes
Exemple vu sur le site de la société digitale Onestream : “Beyond talent management and building culture, the most interesting parts of Martha’s role are presenting the OneStream story to its various constituencies, identifying and attracting world-class talent into the network, and assisting OneStream leaders in delivering the full power of OneStream to their clients. She and her team are focused on growth, employee engagement, and elevating OneStream’s diverse talent »
Le temps travail/détente va se distendre. Les périodes de travail seront coupées par des moments de détente, de sport, d’activités autres que du travail. Il y aura plus de liberté sous réserve de délivrer le travail dans les délais. Cela s’appelle la responsabilisation.
Nous avons de nombreux challenges à relever et à nous questionner sur les grands équilibres futurs.